De sept à quatorze ans, j'ai subi des violences verbales. Comme les personnes qui commettaient ces agressions étaient des adultes très proches de mon père, je croyais que tout ce qu'elles me disaient était vrai. Je n’étais pas la seule victime : ma mère aussi se faisait attaquer par ces mêmes personnes, et la honte que je ressentais s'intensifiait.
À dix-sept ans, j'ai fini par me détester et j'étais convaincue d'être inapte à la vie. Je me percevais comme un être stupide et laid, une usurpatrice, une imposteur responsable de toute la misère qui m'entourait. Il n’en fallut pas davantage pour me persuader que tout aurait été plus simple si je n'avais pas existé.
La maison de mes grands-parents dans le nord de la France, où je passais une grande partie de mes vacances, était le seul endroit au monde où je me sentais accueillie et en sécurité. Papi et Miman m'offraient un amour inconditionnel. Leur maison était un lieu baigné de gentillesse et de joie, où je pouvais être la petite fille innocente et heureuse dont je rêvais. Dans ce havre de paix, j'étais libre d'exprimer ce que j'avais sur le cœur sans craindre les représailles, et je pouvais exister pleinement au lieu de n'être qu'une ombre fuyant les agressions verbales.
Aux environs de mes dix-neuf ans, j'ai dû affronter l'épreuve redoutable du passage à l'âge adulte. Une peur glaciale m'envahissait. Les mots qui m'avaient tourmentée pendant la majeure partie de ma vie continuaient de me hanter, de plus en plus lourds ; ils imprégnaient mon esprit de pensées sombres, m'étouffaient, au point que je voyais, impuissante, le désespoir s'infiltrer insidieusement dans ma façon de penser. Ces mots semblaient dire vrai : j’étais incapable de faire face aux exigences de la vie adulte. Dès que cette idée a pris racine dans mon esprit, une panique dévorante s’est installée au plus profond de moi, et j'ai perdu pied. Même ma capacité à recevoir l'amour et la joie de mes grands-parents, ce qui constituait le seul refuge que j'avais connu dans ma vie, s’est évanouie. J’étais à la dérive.
Vivant dans la peur constante d’une vie où je n’avais aucune chance de réussir, et sans l’espoir de retrouver un jour le bonheur, j’ai fini par renoncer. J’ai
baissé les bras. J’ai abandonné l’idée de ce bonheur hors d’atteinte pour me concentrer sur un autre objectif : éradiquer en moi toute volonté de manger. Une vague de soulagement m’a alors
envahie. Ce serait certainement plus facile que de vivre ; là, au moins, je réussirais. Je n’avais plus à penser à l’avenir. Seuls importaient la perte de poids, la sensation de faim, la douleur
au creux de mon estomac et l’obsession d’une fin rapide qui m’animait.
Ma mère tentait tout pour me faire manger, mais, adolescente, je revendiquais mon droit de ne pas l’écouter.
J’avais enfin une raison d’être fière de moi. J’accomplissais avec succès une tâche que je m’étais fixée seule. Mais cette illusion de fierté ne dura pas longtemps.
À cette époque, je vivais avec ma mère dans le sud de la France. Un jour, j'ai confié à ma thérapeute combien mes grands-parents me manquaient et combien j'aurais voulu être près d’eux. Elle me répondit, visiblement étonnée : « Pourquoi ne vas-tu pas les rejoindre ? » Pourquoi, en effet, ne les rejoindrais-je pas ? Aucune réponse valable ne me vint, et le soir même, je pris un train pour le nord, vers la maison de Papi et Miman. Mais la vie là-bas ne se déroula pas du tout comme je l’avais imaginé.
Papi et Miman n’hésitaient pas à confronter mon trouble alimentaire, surtout mon grand-père. Pendant des semaines, les murs de leur maison résonnèrent sous le poids de nos disputes : les siennes, empreintes de détermination, lorsqu’il tentait avec courage de m’inciter à manger à chaque repas ; les miennes, emplies de refus et d’opposition, lorsque je rejetais fermement son aide. Mon agressivité ne l’arrêtait pas, même quand je quittais la pièce en lui claquant la porte au visage.
Entre ces confrontations, Papi et Miman m’ont fait comprendre qu’ils n’abandonneraient jamais. Ils m’aimaient comme leur propre fille, et mon mal-être leur était insupportable. C’est leur douleur et leur force qui, peu à peu, érodèrent mes défenses pour atteindre mon cœur. Progressivement, une bouchée après l’autre, j’ai commencé à manger.
Ma décision de rester en vie n’était pas motivée par un élan personnel ou un renouveau face à la vie, mais par l’amour que je portais à mes grands-parents. Même si j’affichais une apparence plus vivante, je me sentais éteinte à l'intérieur. La manière dont je voyais ma vie et me percevais restait inchangée ; mon esprit continuait à me tirailler avec des pensées d'insuffisance et d'inaptitude. La capacité que j'avais eue de me laisser porter par l'amour de mes grands-parents s'était dissipée.
Pendant des années, j’ai tenté de retrouver ce lien avec eux, mais, en chemin, j'ai commis bien des erreurs, ce qui n’a fait que renforcer la conviction que la voix traîtresse dans ma tête disait vrai. Durant cette période, je me haïssais de ne pas être allée au bout de mon anorexie. Je me comparais aux autres filles qui, elles, allaient jusqu’au bout, et tout ce que je ressentais, c’était de l'envie.
Avec le temps, la voix intérieure de la peur et de la dépression prenait de plus en plus de place, résonnant pour moi comme les échos des adultes harceleurs de mon enfance.
Durant l'été 2009, j'ai mentionné à ma mère que le psychologue que je consultais m'avait initiée à la méditation. Cela lui a rappelé un livre qu'elle venait de lire
et qu'elle pensait susceptible de m'intéresser : The Power of Now d'Eckhart Tolle. Je l’ai donc lu, ou plutôt dévoré, et, à partir de ce moment-là, ma vie a pris un tournant décisif.
Le thème du livre était assez abstrait, et je ne comprenais pas tout dans les moindres détails, mais les mots vibraient d'une vérité que je recherchais depuis
toujours. Petite, je me posais énormément de questions sur l’existence (Qui sommes-nous ? Pourquoi sommes-nous ici ? Quel est notre but ? Où s’arrête l’univers et qu’y a-t-il au-delà ?), et j’ai
ressenti un immense soulagement en découvrant que quelqu'un avait su exprimer ce que je ressentais au plus profond de moi : j’étais bien plus que ce que le miroir me renvoyait.
Pleine d’enthousiasme, j’ai tenté de mettre en pratique l’idée d’Eckhart Tolle de vivre dans l’instant présent pour me reconnecter à qui j’étais vraiment. Mais,
comme c’est souvent le cas, cette euphorie initiale n’a pas duré. J’ai appris à mes dépens la différence entre comprendre des mots, être inspirée par leur espoir, et en vivre réellement la
signification dans le quotidien. Eckhart Tolle laissait entendre que vivre le moment présent et trouver le bonheur était chose simple, mais pour moi, ce ne l’était pas.
Toutefois, pour la première fois, j’étais bien décidée à ne pas me laisser freiner par cette difficulté. Je trouverais un moyen de toucher à ce bien-être intérieur
dont Eckhart Tolle parlait dans son livre !
The Power of Now est le livre qui m’a ouvert le portail de la voie vers la guérison. Beaucoup d’autres ont suivi. Mon cheminement s’est accompagné d’ateliers, dans lesquels j'ai découvert, au fil de mes participations, que d’autres personnes, comme moi, souffraient sur le plan émotionnel et que survivre à une enfance difficile n'était pas une condition préalable à la douleur. J’ai également rencontré de nombreuses personnes qui avaient subi les traumatismes les plus inimaginables qui soient et qui avaient trouvé le moyen de mettre un terme à la négativité pour trouver leur propre bonheur intérieur. Elles m'ont incitée à garder espoir et j’ai persévéré.
Progressivement, j'ai commencé à comprendre que mes différences, qui avaient toujours été la source de moqueries dans mon enfance, étaient en fait des expressions uniques de la vie qui nous habitent tous. Plutôt que d'en avoir honte et d'essayer de s'en débarrasser pour correspondre à l'idée que les autres se font de nous ou de ce que nous devrions être, j'ai appris que nous devions les exprimer avec ferveur et fierté.
Petit à petit, mon état d'esprit intérieur a commencé à changer.
Tout d’abord, par des éclairs de joie imprévisibles, perçant les longues périodes de doute et de lutte, tandis que ma négativité continuait à essayer de s'imposer. Malgré la frustration ressentie par l’acharnement de cette partie sombre de mon esprit et la furtivité de ces éclairs prometteurs, je n'ai pas abandonné. J'ai continué à méditer et à travailler pour changer ma perception de la vie et de moi-même, en modifiant à la fois ma façon de penser et les mots que j'utilisais. Au fil du temps, ces lueurs vives de jovialité se multipliaient et se prolongeaient. Jusqu’au jour où, en pleine méditation, j'ai soudain ressenti des palpitations intenses et euphoriques au creux de mon ventre et ma vie a de nouveau changé.
Cette joie sublime et chatouilleuse était la même que celle que j'avais ressentie avec mes grands-parents quand j'étais enfant, et j'ai réalisé que même si c'était l'amour inconditionnel de mes grands-parents qui m'avait aidée à atteindre cet état de bonheur intense, la responsabilité de l'allumer et de l'entretenir me revenait. J'étais (et je le suis encore aujourd'hui) extrêmement reconnaissante à mes grands-parents de m’avoir pris la main et de m'avoir montré le chemin.
Cette prise de conscience m'a remplie d’un sentiment de puissance. Mon bonheur n'appartenait qu'à moi et personne ne pouvait me l'enlever. Ce fait révélé et
accepté, il m'est devenu plus facile de faire taire ma peur lorsqu'elle attaquait et, le plus souvent, je me suis retrouvée à vivre la vie pour laquelle j'étais faite. En même temps, un désir
intense de partager avec d'autres ce que j'avais appris et que je pratiquais au quotidien a surgi en moi. Je suis alors tombée sur une étonnante illustration représentant un éléphant assis sur un
banc en compagnie d'un chat, et mon esprit s'est mis en marche.
C’est ainsi, par ce petit clin d’œil du destin, qu’est né
Mystic à la découverte du bonheur.